Black Wings of Cthulhu 5 et 6


Il y a quelques semaines, j’ai vu sur le blog de S. T. Joshi qu’il venait de boucler Black Wings 7. Cela m’a poussé à retirer les volumes 5 et 6 de ma pile à lire et à leur faire un sort, cinq bonnes années après leur parution.

 

Les commentaires généraux exprimés dans les billets consacrés aux premiers volumes, ici et , restent valables :

 

1)    Ces recueils de nouvelles visent le fantastique lovecraftien plutôt que l’exploitation du « mythe de Cthulhu ».

2)    Ils font appel à des auteurs professionnels dont les productions oscillent entre le bon et l’excellent.

3)    Ils sont d’une qualité à la fois plus élevée que la moyenne des cthulheries et plutôt homogène.

 

 

Black Wings of Cthulhu 5 (2017)

 

Deux éléments rendent cette livraison remarquable.

 

Primo, les nouvelles qui la composent sont toutes à peu près de la même longueur, autour d’une vingtaine de pages. Quelques exceptions plus courtes ou plus longues créent une amplitude entre dix et trente pages, mais la majorité sont très calibrées, presque trop.

 

Secundo, vous aurez beau lire ce Black Wings avec une loupe, vous n’y trouverez presque aucun des marqueurs cthulhiens classiques, qu’il s’agisse de dieux ou livres maudits. J’ai relevé un « Yog-Sothoth » en tout et pour tout. Cela ne veut pas dire que ces nouvelles ne sont pas cthulhiennes, juste que la quincaillerie habituelle est laissée à l’arrière-plan, et le lecteur est prié de combler lui-même les vides laissés par les auteurs. Cette approche me convient à merveille, mais elle ne sera pas forcément du goût de tout le monde.

 

• Plenty of Irem, de Jonathan Thomas, raconte la visite d’un malheureux touriste dans un « musée d’antiquités » planqué au détour d’une ruelle de Kingsport. Oscillant entre Irem et Kingsport, entre horreur et parodie, cette nouvelle ne sait pas tellement où elle habite… Du coup, elle ne m’a pas convaincu plus que ça, mais je suis sûr qu’elle aura des fans.

 

• Diary of a Sane Man, de Nicole Cushing, nous raconte l’histoire d’un brave professeur d’université qui, par une nuit d’hiver, sort faire une balade et devient sain d’esprit, pour une valeur de « sain d’esprit » bien différente de celle du reste des humains. Elle m’a bien plu.

 

• The Woman in the Attic, de Robert H. Waugh, nous raconte La Couleur tombée du ciel du point de vue de Mrs. Gardner, la fermière que son mari enferme dans le grenier quand elle commence à tomber en morceaux. Plus psychologique et féministe que vraiment horrible, elle se lit sans déplaisir, mais sans vraie passion ni surprise.

 

• Far from Any Shore, de Caitlín R. Kiernan, marque à la fois le retour de l’une des habituées de ces anthologies et un brusque saut qualitatif dans l’anthologie, avec l’histoire d’un trio de paléontologues qui exhument une « Vénus » préhistorique d’une strate beaucoup trop ancienne. Mais s’agit-il vraiment d’une représentation humaine ? Vous et moi connaissons déjà la réponse, nos malheureux protagonistes vont la découvrir dans la douleur. Vous en ferez bien ce que vous voulez, mais en la lisant, les mots « Delta Green » se sont allumés dans un coin de mon cortex.

 

• In Blackness Etched, my Name, de W. H. Pugmire, est une courte histoire où un descendant des Aspinwall se rend sur le site du manoir de Randolph Carter à la recherche de réponses sur son histoire familiale. Bien entendu, il y trouve plus que prévu… Disparu l’an dernier, Pugmire était très fort pour installer une ambiance. Cela fonctionne très bien ici. En revanche, il était nettement moins bon pour raconter une histoire. Cela se vérifie une fois de plus.

 

• Snakeladder, de Cody Goodfellow, nous fait suivre la quête hallucinée d’une paire de hippies résolus à « ouvrir le troisième œil de l’Amérique » à l’aide d’une provision de LSD extra-fort. Au lieu de ça, ils vont trouver l’ancêtre de tous les mauvais trips, puis le genre d’illumination que l’on ne conseille à personne. Une bonne histoire, sans chichis, ça fait plaisir.

 

• The Walker in the Night, de Jason C. Eckhardt, se déroule en 1938 et est centrée sur le patron d’un dinerde Providence qui, pendant des années, a eu pour client nocturne un écrivain excentrique, passionné d’horreurs et d’antiquités. La narration m’a réservé plusieurs surprises, mais au-delà des péripéties, elle vaut pour son portrait sensible de Lovecraft.

 

• In Bloom, de Lynne Jamneck, démarre comme un scénario de Delta Green (oui, encore) avant de basculer dans l’exploration psychologique. Une botaniste revient des îles Kerguelen avec des passagers clandestins qui la dévorent de l’intérieur. Les autorités tentent de comprendre, puis de la confiner, mais elle s’en fiche un peu et du coup, nous aussi, malheureusement.

 

• The Black Abbess, de John Reppion, joue la carte de l’exotisme britannique à l’usage des Américains. Une paire de musicos se balade dans l’Angleterre profonde à la recherche d’un monastère à la réputation sulfureuse, incendié au temps d’Henry VIII… C’est un exemple remarquable de « cthulhu allusif » : l’auteur dispose un nuage de points, et le lecteur qui a l’habitude de ce type d’histoires les reliera sans le moindre effort. C’est plus efficace que les habituels passages d’exposition via un livre maudit-qui-pue et les récapitulations finales en italiques, mais je ne sais bougrement pas ce qu’un novice complet y comprendrait. En même temps, nous sommes entre initiés.

 

• The Quest, de Mollie R. Burleson, nous raconte l’histoire désolante d’une fan d’un auteur de pulps d’horreur partie en pèlerinage sur les traces de son idole. Providence se devine assez bien sous les traits de « Port Smith », et les notations grinçantes abondent, en mode « oh vous savez, ce type était cinglé, mais si on peut se faire un peu de pognon avec... » En revanche, la narration proprement dite est un tantinet légère. The Quest fait partie des « plus courtes que la moyenne », et je l’ai un peu regretté, parce que l’inévitable chute à la Lovecraft soulève des questions dont j’aurais aimé avoir la réponse.

 

• A Question of Blood, de David Hambling, commence comme un mélodrame victorien, où un pauvre orphelin canadien reprend contact avec sa riche famille britannique, et se termine par une chute joyeusement abominable. Ce n’est pas une grande histoire, mais c’est une bonne histoire, qui se lit avec plaisir, même si je ne m’en souviendrai sans doute plus du tout dans un mois.

 

• Red Walls, de Mark Howard Jones, m’a laissé complètement froid. Elle appartient à un sous-genre « fin des temps », qui consiste à placer des types ordinaires dans des circonstances dont ils ne peuvent pas se sortir, et à les regarder se débattre pendant quelques pages avant de les abandonner dans un état pire que celui où les a pris.

 

• The Organ of Chaos, de Donald Tyson, se rattache au sous-genre un peu plus intéressant de « l’après fin des temps ». Dans ce cas précis, le moment où 99 % de la population mondiale a perdu la boule se situe environ quatre-vingts ans dans le passé. L’ordre et la civilisation commencent à revenir. Explorant les étendues sauvages de Pennsylvanie, deux émissaires de la cité de New Chicago vont découvrir qu’il reste des déments en liberté. Un poil trop de gore à mon goût, mais un début avec une ambiance assez western, et une bonne chute.

 

• Seed of the Gods, de Donald R. Burleson, joue la carte du livre maudit et du dieu au nom imprononçable – mais inconnu des services – qui revient dans le monde réel aux dépens d’un pauvre type. Elle est desservie par son côté « publicité pour l’hygiène dentaire », car le monstre prolifère via un truc coincé dans une carie. Elle n’est pas désagréable à lire, hein, mais en tendant l’oreille, j’avais l’impression d’entendre Mac Lesggy me vanter les mérites d’une brosse à dents électrique.

 

• Fire Breeders, de Sunni K Brock, est un autre bon exemple de « cthulhu allusif », cette fois à propos d’un couple qui séjourne dans une petite ville côtière pour y tourner un documentaire… sauf que l’hôtel s’appelle Gilman House. Vous et moi savons tout ce qu’il y a à savoir sur Gilman House et du coup, les péripéties vécues par les deux héros deviennent Lourdes de Sens™, là où un lecteur ordinaire aura, à juste titre, l’impression qu’il lui manque une page ou deux d’explications.

 

• Casting Fractals, de Sam Gafford, est l’histoire d’un reporter new-yorkais des années cinquante et soixante qui s’enfonce dans un terrier hanté par des trucs autrement plus désagréables que le lapin blanc. Ce riff sur le conspirationnisme se lit agréablement, et rappelle qu’il n’y a rien de nouveau sous le soleil, et que le mythe de Cthulhu peut aussi servir de patère où accrocher des fantasmes délirants.

 

• The Red Witch of Chorazin, de Darrell Schweitzer, nous parle de Chorazin, qui se trouve être un village de Pennsylvanie plutôt que de son homonyme de Terre sainte. Cette visite étrange dans une sorte de Dunwich peuplé de gens bizarres m’a titillé l’imaginaire. Nous sommes enfermés dans le duel investigateurs-sectateurs depuis quarante ans. Peut-être que ça vaudrait le coup de se positionner différemment sur le spectre, et d’écrire quelque chose sur des gens « touchés » ?

 

• The Oldies, de Nancy Kilpatrick, nous parle de l’horreur qui frappe un groupe de parole pour dépressives. Des personnages crédibles et attachants, malheureusement au service d’une histoire prévisible. L’ensemble est plaisant, mais pas exceptionnel, et ne restera sans doute pas dans ma mémoire.

 

• Voodoo, de Stephen Woodworth, nous promène à la Nouvelle-Orléans, où l’arrière-petit-fils de l’inspecteur Legrasse a ouvert un musée. Cherchant à comprendre les circonstances de la mort d’un ami, un universitaire vient le consulter… et sur ces bases bien classiques, on découvre une histoire qui ne l’est pas du tout, et propose une étymologie peu conventionnelle au mot « voodoo ».

 

• Lore, de Wade German, est un poème de trois pages. Je ne l’ai lu qu’en diagonale et ne porterai pas de jugement.


Ma nouvelle préférée de ce volume est The Walker in the Night, suivie sans ordre particulier de Diary of a Sane ManFar from any ShoreSnakeladdersThe Black AbessFire Breeders et The Red Witch of Chorazin.

 

(Titan Books, 380 pages, dix-neuf nouvelles et un poème, environ 13 €)

 

 

 


Black Wings of Cthulhu 6 (2018)

 

Cette fois, S. T. Joshi a relâché les contraintes de longueur, et on voit donc des histoires courtes cohabiter avec des récits plus nourris. Cela casse la sensation d’uniformité que donnait parfois Black Wings 5, parfois au détriment de la qualité – il y a une masse critique en dessous de laquelle il est très difficile de rendre une histoire cthulhienne intéressante.

 

L’autre changement à noter est la présence de quatre poèmes au lieu d’un. Joshi se félicite dans sa préface d’une « renaissance of the weird poetry ». Personnellement, ça ne me bouleverse pas, ni dans un sens, ni dans l’autre.

 

• Pothunters, d’Ann K. Schwader, est un long récit qui se déroule en Arizona. Les lecteurs attentifs comprendront vite qu’elle fait suite à Night of the Piper, parue dans Black Wings 4. C’est une bonne histoire centrée sur des vols d’antiquités indiennes, réalisée avec compétence, mais à laquelle il manque le je-ne-sais-quoi qui la rendrait passionnante.

 

 The Girl in the Attic, de Darrell Schweitzer, est la suite directe de The Red Witch of Chorazin. La pauvre sorcière rouge avait terminé le récit précédent en bien mauvaise posture, elle reprend un peu de poil de la bête dans celui-ci. L’effet de surprise ayant disparu, il m’a moins séduit que le premier. C’est hélas souvent le cas des suites…

 

• The Once and Future Waite, de Jonathan Thomas, nous envoie dans les années 1980, et reprend la trame et les protagonistes du Monstre sur le seuil. Comme dans beaucoup de récits trop proches de leur source, l’exercice vire au décalque un peu laborieux, et lorsque l’héroïne en arrive à se demander si, peut-être, le vieil Ephraim Waite ne rôderait pas aux alentours, on a envie de lui crier qui c’est, parce qu’on l’a repéré depuis un moment.

 

• Oude Goden, de Lynne Jamneck, est courte… et c’est sa principale qualité. Peut-être est-ce moi qui était fatigué ? Peut-être est-elle vraiment loupée ? En tout cas, je n’ai pas adhéré un instant à cette histoire de sorcière où l’on croise Ghatanothoa et un Hindou répondant au nom malencontreux de Sidha.

 

• Carnivorous, de William F. Nolan, est une petite surprise. Nolan est un auteur des années soixante, connu pour L’Âge de cristal, et j’étais surpris de le retrouver dans une anthologie cthulhienne. Cette petite histoire est bien faite, dynamique, et nous raconte le sort horrible d’un couple d’habitants du Midwest qui décident de passer un hiver sous le soleil de Californie. Ils vont le payer cher.

 

• On a Dreamland’s Moon, d’Ashley Dioses, est un poème.

 

• Teshtigo Creek, d’Aaron Bittner, est l’histoire tout à fait horrible d’un couple en crise qui décide d’aller résoudre ses problèmes dans un parc national aussi improbable que désert. On est en pleine horreur corporelle tendance Alien, mais la fin est… bizarrement miséricordieuse.

 

• Ex Libris, de Caitlín R. Kiernan, se promène loin au-dessus de tout ce qui a précédé. Et donc, la copine de l’héroïne rentre chez elle avec un carton de livres récupéré dans un vide-grenier… et pas de bol, c’est la collection d’Enoch Bowen, le gourou du culte de la Sagesse étoilée. Du coup, elles font toutes les deux connaissance avec l’aspect « plutonium mental » des livres maudits…

 

• You Shadows that in Darkness Dwell, de Mark Howard Jones, est l’histoire d’un pauvre gars qui, parti camper, change de dimensions. Un peu comme Red Walls dans le recueil precedent, elle a un petit côté déplaisant « laissons un pauvre type se débattre sans espoir » qui m’amuse de moins en moins.

 

• The Ballad of Asenath Waite, d’Adam Bolivar, est un poème et le second hommage au Monstre sur le seuildu recueil.

 

• The Visitor, de Nancy Kilpatrick, nous raconte comment un pauvre touriste, enfermé dans une chambre au bout du monde, en arrive à discuter avec un cafard, qui se trouve avoir des plans pour cet humain. On délaisse quelques minutes Lovecraft pour Fredric Brown, on sourit et on passe à la suite en se sentant de bizarrement bonne humeur.

 

• The Gaunt, de Tom Lynch, se passe à Arkham au XVIIe siècle, et nous raconte l’abominable vengeance d’un malheureux dont la femme et la fille ont été brûlées comme sorcières. Ce n’est pas un chef-d’œuvre, mais elle se lit bien.

 

• Missing at the Morgue, de Donald Tyson, est un récit très pulp, où un journaliste intrépide s’intéresse aux curieux événements centrés sur une morgue où l’on vient d’entreposer le corps d’un tueur en série. Encore une lecture agréable sans être marquante.

 

• The Shard, de Don Webb, est centrée sur ce qui arrive quand on s’approche de trop près d’un certain fragment « rocheux » qui s’avère être un morceau de Grand Ancien. Elle m’a bien plu, mais je ne sais pas si elle est vraiment bonne ou si c’est moi qui suis bon public.

 

• The Mystery of the Cursed Cottage, de David Hambling, est un mystère de chambre close modèle 1920, livré avec un inspecteur de Scotland Yard, une institutrice médium et un détective amateur. C’est un bon pastiche, qui réussit son changement de braquet à mi-parcours, passant de l’énigme policière à l’histoire d’horreur légèrement gore.

 

• To Court the Night, de K.A. Opperman, est un poème.

 

• To Move Beneath Autumn Oaks, de W. H. Pugmire, est une courte nouvelle pleine d’atmosphère, dans la lignée des autres productions de Pugmire. Prises une à une, je les aime beaucoup. En masse, je pense qu’elles m’ennuieraient assez vite : j’aime aussi les récits.

 

• Mister Ainsley, de Steve Rasnic Tem, est l’histoire d’un reclus qui, un jour, reçoit la visite d’un malheureux agent de recensement. Elle se laisse lire, mais au fond, on se fiche un peu du sort de l’infortuné visiteur…

 

• Satiety, de Jason V Brock, est un règlement de comptes déguisé en nouvelle – l’auteur s’en prend avec toute la férocité requise aux « purs » qui refusent de lire Lovecraft ou tout autre Mâle Blanc Décédé pour ne pas souiller leurs précieuses énergies créatives avec des poisons venus de l’horrible XXe siècle. Cette partie-là est rigolote à lire, l’emballage fantastique m’a un peu moins convaincu…

 

• Provenance Unknown, de Stephen Woodworth, nous raconte une transaction pas comme les autres. Soit une expédition en Antarctique (non, pas celle à laquelle vous pensez), des collectionneurs évoluant à la limite de la légalité et de l’authentification d’une météorité. Oh, et il est aussi question de la fin du monde, incidemment. Un bon cru.

 

• The Well, de D. L. Myers, est le quatrième et dernier poème de cette anthologie.

 

Ce 6e volume m’a un peu laissé sur ma faim, et je suis tenté de dire qu’il est à réserver aux complétistes dans mon genre qui se sentiraient déshonorés de ne pas avoir toute la série. Je répète néanmoins ce que je disais au début de ce billet : il plane très au-dessus de n’importe quel volume de cthulhexploitation. C’est juste que comparé au reste de la série, je l’ai trouvé un poil plus faible.

 

Je couronne sans hésiter Ex Libris, mais j’ai un peu plus de mal à distribuer les mentions honorables. Carnivorous et Provenance Unknown font bien le job, sans plus, The Shard et The Visitor sont mineures mais pas désagréables…

 

(Titan Books, 384 pages, dix-sept nouvelles et quatre poèmes, environ 12 €)

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