Où je continue le survol des sorties Delta Green, faisant suite à tous mes billets précédents :
• Delta Green - Hourglass (2021)
• Delta Green - Impossible Landscapes (2021)
• The King in Yellow Annotated Edition
Cette fois, nous allons faire une infidélité à Arc Dream Publishing pour nous aventurer du côté de Pelgrane Press. Après un anecdotique The Fall of Delta Green il y a quelques années, voici qu’arrive enfin The Borellus Connection, une copieuse campagne de 420 pages comptant huit scénarios. Elle est attendue depuis 2018. Six ans, comme le temps passe !
Pour ceux qui ne suivent pas l’actualité de la gamme, The Fall of Delta Green est un cadre historique couvrant les années 1960, motorisé avec Trail of Cthulhu plutôt qu’avec les règles « normales » de Delta Green. La conversion de la campagne est tout à fait possible si vous préférez utiliser un dérivé du Basic Roleplaying, que ce soit l’AdC ou DG, plutôt que ToC. C’est juste long.
Située entre 1967 et la mi-1968, The Borellus Connection est une campagne très internationale. Sous la couverture plus ou moins solide d’agents du tout nouveau Bureau des Narcotiques et des Drogues Dangereuses, les personnages partent à la poursuite d’un réseau trafiquants d’héroïne, dans une ambiance French Connection assumée… mais avec un double fond extra-dimensionnel, bien entendu. Cela lui donne une tonalité originale, tout à fait dans le ton des années « cow-boy » de Delta Green.
Seuls un scénario, le dernier, et une paire de scènes prennent place aux États-Unis. Le reste dessine le genre de périple familier aux investigateurs depuis bientôt un demi-siècle : nos héros débarquent dans une destination exotique et dangereuse, y démêlent une situation plus ou moins inextricable, reprennent leur souffle, et partent remettre le couvert ailleurs.
Les auteurs, Kenneth Hite et Gareth Ryder-Hanrahan, exploitent à fond l’actualité de l’époque, du Saïgon de l’offensive du Têt à la Baltimore d’après les émeutes consécutives à l’assassinat de Martin Luther King en passant par Marseille en mai 68. À chaque fois, on a un petit plan de la ville avec les lieux importants d’indiqués, mais les informations « touristiques » sont rares – nos héros ne sont pas là pour visiter !
Contrairement à la tendance de beaucoup de scénarios d’enquête, les aides de jeu sont peu nombreuses, moins d’une dizaine. Cela dit, il y a bien assez d’informations brutes pour noyer un groupe qui négligerait de prendre des notes. Les scénarios suivent une vraie progression : le premier offre une situation relativement simple avec peu d’embranchements, alors que les deux derniers sont des toiles d’araignée complexes avec plein de variables et de pièces mobiles. Pour une fois, Pelgrane se dispense des schémas d’enchaînement de scènes qui offrent une « vue d’avion » de ses scénarios. Je subodore un problème de place…
L’orthodoxie lovecraftienne, irréprochable, est centrée sur une histoire qui n’a pas beaucoup été utilisée en jeu de rôle jusqu’à présent : L’Affaire Charles Dexter Ward, et plus précisément l’arrière-plan qu’esquisse Lovecraft, avec son culte de nécromants qui s’échangent des cadavres comme d’autres des cartes Magic. (J’en profite pour vous recommander la nouvelle traduction de ce court roman par David Camus, parue chez Mnémos l’an dernier. Elle a été une vraie redécouverte du texte pour moi.)
La campagne joue davantage que d’habitude sur la double allégeance des agents. Au lieu de la formule classique du « vous y allez pour faire le taf de DG en utilisant votre agence comme couverture », nos héros vont être confrontés à pas mal de doubles missions, du style « le BNDD vous charge de faire ça et tant que vous êtes là, Delta Green voudrait que vous fassiez complètement autre chose ». Le bon côté de la démarche est de varier la focale et de pousser le groupe à faire des choix. Le mauvais est qu’en général, les deux angles d’attaque ramènent à la même histoire. Une fois, c’est normal, mais à force, ça tord un peu le bras de la suspension d’incrédulité.
Tant qu’on est sur les petits bémols, deux choses m’ont un peu gêné à la lecture. La première est l’absence de conseils de prise en main pour le meneur de jeu. Le premier scénario est plus jouable par des militaires ou des agents de la CIA que par des flics, comment on s’en dépêtre ? Que faire si j’ai des joueuses qui veulent incarner des femmes dans un cadre qui pue la testostérone et les chaussettes sales ? Cela n’a rien d’insurmontable, mais vous obligera sans doute à un peu de réflexion en amont. La seconde est l’absence presque complète du « vertige du tableau blanc » : le groupe est envoyé en mission par son officier traitant, qui se charge de relier les points à leur place. Les personnages ne sont invités à aucun moment à prendre une feuille et à tenter, par exemple, de suivre l’argent qui transite entre tout ce vilain monde.
Un autre élément peut être gênant, mais les auteurs n’y sont pour rien parce que c’est un souci franco-français. Nos agents du BNDD courent essentiellement après des truands français[1] et se frottent à plusieurs reprises à des espions de divers camps. Vous les voyez venir, les vannes sur Les Tontons flingueurs, Les Barbouzes et OSS 117 ? À vous de voir si vous aurez besoin de faire la police autour de la table, personnellement, je sens que je sévirai aux alentours de la douzième répétition de phrases comme « au terminus des prétentieux » ou « un barbu, c’est un barbu, trois barbus… ».
Enfin, un dernier point sur la forme : la maquette est dense mais lisible, avec de jolies illustrations qui changent un peu du style graphique de la gamme Delta Green d’Arc Dream. Et si vous achetez l’objet physique, vous aurez en prime un gros pavé en papier glacé, qui doit peser le poids d’une brique d’héroïne.
Ces bases étant posées, place à une rapide revue de détail. Comme toujours, j’essaye de ne pas trop divulgâcher, mais si vous envisagez de la jouer, veuillez sauter les huit prochains paragraphes et reprendre votre lecture à « Que conclure de tout ça ? »
• Operation JADE PHOENIX se passe au Laos, où le groupe est chargé d’éliminer un seigneur de la guerre qui se lance dans le commerce de la drogue. En compagnie d’une section de marines et d’un sniper, ils s’enfoncent dans une jungle très mal famée… Ce début costaud contient un peu de fan service pour les spécialistes de l’univers et pourra donner un honnête film d’action mâtiné d’horreur.
• Operation ALONSO se déroule à Saïgon et dans ses alentours. Tout juste de retour du Laos, nos héros sont chargés d’espionner un sommet de mafieux venus discuter du trafic d’héroïne… oh, et tant qu’ils y sont, pourraient-ils s’assurer que le culte local de Cthulhu, décimé il y a une dizaine d’années par Delta Green, ne s’est pas reconstitué ? Bien sûr, faire les deux dans le temps limité dont ils disposent est largement impossible…
• Operation HORUS HOURS couvre l’immédiat après-sommet. Les agents sont fourrés dans un avion et chargés de suivre des trafiquants-et-pas-que jusqu’à Los Angeles. C’est l’occasion de découvrir les joies des vols transpacifiques avec la technologie des années 60 : le trajet jusqu’à LA prend quatre jours, avec des escales à Sidney, Papeete, l’île de Pâques et l’Amérique du Sud. Vous avez dit « claustrophobie » ? C’est dangereux, la claustrophobie, à une époque où personne ne fouille les passagers à l’embarquement et où les plateaux-repas sont distribués avec des vrais couteaux pointus…
• Operation DE PROFUNDIS prend place après une césure où les agents respirent un peu. Cette fois, le groupe est expédié dans l’est de la Turquie. De tous les scénarios, c’est celui que j’ai le moins aimé, parce qu’il joue sur le ressort usé de l’Expédition Archéologique Qui A des Problèmes. Ne me faites pas dire ce que je n’ai pas dit, il est bien fait, mais un thème éculé reste un thème éculé. Parfois, il faut savoir tuer les vaches sacrées et passer à autre chose…
• Operation SECOND LOOK remonte le niveau de manière spectaculaire. Nous sommes à Beyrouth, « le Paris du Moyen-Orient », et le groupe est chargé de secouer un informateur qui n’informe plus assez… Sauf que le gaillard s’avère être d’un maniement compliqué[2], que Beyrouth est une plaque tournante du commerce de la drogue, et que justement, « un gros coup » se prépare. Le scénario se termine par une scène de genre tout à fait délicieuse, avec plusieurs groupes de types armés jusqu’aux dents qui s’échangent une fortune contre du matos illégal. Tout le monde est nerveux, et tout le monde a embarqué la puissance de feu d’un croiseur et des flingues de concours[3]. Le premier qui éternue risque de déclencher un massacre… et ce sans même tenir compte de l’intervention des personnages.
• Operation PURITAN prolonge une piste restée ouverte dans DE PROFUNDIS, expédiant le groupe à Munich, où un autre mystère préoccupe Delta Green : qui diffuse des extraits du Necronomicon dans les émissions de Radio Liberty à destination des républiques soviétiques d'Asie centrale ? Après les deux opérations moyen-orientales, la vieille Europe représente un retour à un calme relatif… et une brusque montée dans le surnaturel. Comble de bonheur, le scénario peut inclure une virée en Tchécoslovaquie en plein printemps de Prague.
• Operation MISTRAL amène le groupe dans l’antre de la bête : Marseille. Plus précisément, Marseille en mai 68, à un moment où il y a dans l’air comme une démence… et là où rôde la démence, le Roi en jaune n’est pas loin. Ce scénario est long, compliqué, dangereux et sans doute difficile à faire « rendre » à fond, mais il peut être très sympathique. Les agents y croiseront un paquet de gangsters authentiques qui ont tous des blases folkloriques[4] et des accents corses, mais quand on prend cinq minutes pour regarder leurs pedigrees sur Wikipédia, on les trouve tout de suite moins drôles.
• Enfin, Operation NEPENTHE, située à Baltimore, permet aux agents de boucler la boucle en liquidant la menace surnaturelle qui se cachait au cœur de la French Connection… ou de mourir en essayant. Le vernis policier achève de s’écailler pour être remplacé par du Cthulhu pur, dur et abominablement dangereux. Et complexe : de toute la série, c’est le seul scénario dont je me suis dit « houlà, faudra que je le relise à tête reposée ».
Que conclure de tout ça ?
Rien que de très attendu : Kenneth Hite et Gareth Ryder-Hanrahan sont grands, cette campagne est excellente même si elle vient un peu tard, et je viens de mettre un autre gros livre sur ma pile des trucs à faire jouer un jour.
Une paire de bonus
SAIGON 1968
Offert avec le pdf de la campagne, ce petit livret d’une vingtaine de pages, accompagné d’une grande carte, couvre efficacement son sujet et aide à mieux comprendre le cadre de l’opération ALONSO : une métropole surpeuplée à faire peur à un New Yorkais, infestée de Viet-Congs qui se mêlent à la population, grouillant de militaires américains complètement largués et de journalistes à l’affût. Bref, un enfer.
FINEST EFFECTS
Une rapide recherche de ce mot-clé sur le site de Pelgrane permet de trouver une demi-douzaine d’articles « coupés au montage » faute de place.
On y trouve entre autres un court « Background Investigations » qui apporte quelques éléments de réponses aux joueurs qui souhaiteraient prendre un tableau blanc. À part ça, il y a des PNJ, des tables aléatoires, une scène raccourcie dans la version finale remise à sa longueur d’origine, une chronologie des événements précédant la campagne… Bref, tout ça va du parfaitement anecdotique au très utile. Mais c’est gratuit.
Je ne m’attends pas à ce que d’autres suppléments viennent prolonger The Fall of Delta Green et, au vu de cette campagne, c’est dommage !
Une campagne pour The Fall of Delta Green, disponible sur le site de Pelgrane Press. Prix : 51,95 £ en version papier, frais de port en sus.
[1] Bon, des Corses de Marseille, en fait, mais vu des États-Unis, c’est exactement la même bouillabaisse.
[2] Il s’agit d’un personnage réel, qui mériterait qu’on lui consacre un billet tellement il a l’air d’une créature de fiction.
[3] Oui, même moi, je cède la contagion des tontons…
[4] Premier prix à Gilbert le Libanais, mais il y en a plein d’autres.
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