100 Bullets


L'avis de Cédric


Ça commence toujours de la même manière : un vieux type habillé comme un agent fédéral (costume noir, chemise blanche et cravate) débarque dans votre vie de merde et vous donne un attaché-case contenant un pistolet et 100 balles. L'arme et les munitions sont spéciales : si elles apparaissent dans une enquête, cette dernière cesse immédiatement. Rien ne peut être retenu contre vous. Immunité. Impunité. Pire, l'attaché-case contient aussi des preuves tangibles qui indiquent que votre malheur (petite amie assassinée, complot vous ayant mené en prison, accident qui n'en était pas un...) a été causé volontairement par un autre. Vous avez l'arme, les 100 balles intraçables, les preuves, le nom et l'adresse du type. Que faites-vous ?


100 Bullets est donc une série divisée en 100 chapitres. C'est un long voyage dans un univers violent, manipulateur et sexiste. Les filles sont soit belles à mourir, soit grosses et moches, il n'y a pas de milieu. Elles sont soit des objets sexuels soumis, soit des femmes fortes, mais là encore, pas de juste milieu. C'est tout ou rien. Les hommes aussi sont extrêmes : des brutes à sang froid, des tueurs qui dégomment des enfants d'un revers de silencieux sans sourciller, des stratèges machiavéliques... Ou alors l'opposé : des faibles, des merdeux, des perdants. 100 Bullets, ça défouraille à chaque page. Des vengeances assouvies, des braquages qui foirent, des contrats qui se règlent flingue au poing. Du sang, du sexe, de l'argot des bas quartiers qui sentent la pisse. Ou les hôtels luxueux à l'air climatisé et au service d'étage discret. Toujours le grand écart entre les extrêmes. Il y a comme un parfum à la Tarantino, du Reservoir Dogs mais sans le huis-clos.


Évidemment, on ne remplit pas 2 200 pages uniquement avec un attaché-case et 100 munitions. Ce n'est qu'un gimmick, une porte d'entrée dans une intrigue plus ambitieuse qui avance minutieusement à coup de révélation, d'explications à demi-mots et de changements d'allégeance. Ça trahit, ça fraternise. C'est complexe. Je me suis même plus d'une fois perdu dans l'intrigue tant la partie d'échecs à laquelle on assiste dans la série est complexe. Car rien n'est clair. Les alliances changent. Mais ça bouge. Oh oui. Comme dans un film avec Jason Bourne, sauf qu'il y a du jazz dans la bande-son et que ça commence souvent dans un rade mal famé. Le dessin unique de Risso est en total adéquation avec l'ambiance : il prend des angles de vue très cinématographiques, joue avec les ombres et dessine des courbes suaves. Il ne bacle aucune case. Il prend au contraire de la place pour raconter des choses en arrière-plan et mettre en scène la vie de quartier. Et les couleurs sont chaleureuses.

Au jeu des ressemblances, il y aurait aussi des airs à la Van Hamme, XIII et Largo Winch qui percuteraient l'univers graphique de Sin City. C'est du hardboiled. À la télévision, ça ferait une série probablement pas diffusable tant ça pisse le sang et ça culbute de la stripteaseuse. Mais sur papier, les pages défilent jusque tard dans la nuit. On regarde aller ces trajectoires improbables, ces bains de sang où jamais un flic n'intervient. Le pire, c'est qu'on ne peut se reconnaître dans aucun de ces salopards (ou alors vous êtes bramé). Pourtant, on veut savoir le fin mot de l'histoire. Qui entubera qui, in fine ?


Un dernier mot ? Croatoa.



L'avis de Munin

Si Cédric et moi partageons assez souvent le même avis - au point que je le laisse assez souvent seul pour bloguer pendant que je me détends au bord de ma piscine en sirotant des piña colada - il arrive, que, comme pour Walking Dead (pro et con), on ne soit pas en totale phase d'harmonie karmique. Et 100 Bullets fait partie de ces pommes de discorde. Ce n'est pas que Cédric n'aime pas, c'est qu'il n'aime pas assez ! Ou alors c'est moi qui ne fais pas assez preuve de blasitude cool dans mon enthousiasme. Mais j'avoue un très gros faible pour le genre auquel les auteurs viennent de construire, avec 100 Bullets, une cathédrale.

Car 100 Bullets, c'est, malgré des influences diverses (polar, espionnage, pulp, ...), avant toute chose une BD "noir" (dont des représentants emblématiques sont Raymond Chandler ou James Ellroy), qui embrasse complètement les thèmes, les codes et les archétypes (le privé, la femme fatale, le magnat, ...) du genre. A la fois dans l'histoire, qui met des personnages extrêmes en face des conséquences de leurs faiblesses, et dans le dessin, qui, avec ses ombres exagérées, ses angles de vue subjectifs et ses contrastes violents, embrasse l'esthétisme formel du film noir. C'est simple, en BD "noir", rien n'arrive à la cheville de 100 Bullets. Et qu'on ne vienne pas me parler de Sin City, qui est au "noir" ce que l'oeuvre de Ian Fleming est à celle de John Le Carré : une simplification et une exagération grossière, pas forcément sans attraits, du genre d'origine. Dans 100 Bullets, le scénariste et le dessinateur, maîtrisant tous les deux les codes du genre, s'emploient à les transcender : les montages sont audacieux, avec un cadrage qui se permet assez souvent de délaisser les protagonistes pour capter un détail, suivre une action dans l'arrière-plan, avant de revenir en gros-plan. Scénario et dialogue se permettent de jouer avec le rythme, délayant ici l'action dans un dialogue improbable comme les aime Tarantino, l'accélérant brusquement avec un retournement de situation imprévisible...

Au sein d'une série d'une tenue irréprochable, certaines histoires (que l'on croit, au départ, indépendantes) se détachent particulièrement : ¡Contrabandolero!, Cent balles pour un privé, Périple pour l’échafaud. On comprend assez vite que la complexité de la trame de fond est moins celle de l'intrigue que celle des personnages - à double ou triple allégeance, aux motivations changeantes, et aux pulsions contradictoires. Les grands moments de ce comics sont les confrontations, que ce soit celle du mari cocu avec sa femme volage ou de l'assassin trahi avec son commanditaire roublard. Chacun des histoires est une variation sur les principes éternels de la confiance trahie, de l'amour déçu, et de l'attrait du pouvoir. La construction est en trompe-l'oeil, en poupées russes emboîtées les unes dans les autres : les histoires paraissent indépendantes jusqu'à ce que l'on discerne le meta-plot qui les relie, mais celui-ci n'explique rien, les marionnettistes étant eux-mêmes des pantins. Et finalement ce qu'on croyait être un gimmick malin pour accrocher le lecteur est bien le thème central de toute la série. On ne relève pas assez souvent que le roman noir est l'équivalent contemporain des tragédies antiques, et obéit aux mêmes règles : la chute est connue dès le commencement, et le récit montre comment les différents protagonistes embrassent ou luttent contre leurs destins. Et l'hubris, à l'origine de toutes ces histoires, est bien présent chez les personnages de 100 Bullets, quel que soit leur bord.


Quelques liens

On parle très peu de 100 Bullets sur la blogosphère francophone et c'est un mal (vous n'en trouverez pas chez Néault, et il faudra un peu de persévérance pour en dénicher ailleurs, comme sur amha). Vous pouvez compenser cette lacune en vous faisant votre propre opinion, en allant télécharger gratuitement sur le site de DC Comics le 1er numéro (en VO).


100 Bullets, de Brian Azzarello (scénario) et Eduardo Risso (dessin)
- 13 recueils (n°1 à 100) chez DC Comics en anglais various street slangs (série complète)
- 12 recueils (n°1 à 63) chez Panini Comics en français argot


Commentaires

  1. Je donnerai 5 étoiles à 100 Bullets (au lieu des 4 actuelles) le jour où tu reconsidéreras ta position sur Sandman. Non mais.

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  2. Ce n'est pas moi qui disait que c'était moche, Sandman ! Mais je relirai Sandman quand il sera numérisé, avec des liens hypertextes sous chaque référence intertextuelle (écrite ou graphique) pour pouvoir comprendre les références de l'auteur.

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  3. Il se peut que les références au genre noir me laissent autant de glace que celles de Gaiman t'indiffèrent.

    J'ai apprécié 100 Bullets, mais je trouve quand même que certaines histoires sont moins fortes, que ça traîne en longueur (100 issues, c'est long) et que c'est par moment du Dallas en polar. Mais quel graphisme !

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  4. Cela dit, je pense que j'ai été victime de ma propre groinfrerie.
    J'ai bouffé les 100 issues en une semaine, et il se peut très bien que cette frénésie (qui montre bien à quel point j'ai été harponné par le récit) ne m'ait pas permis de savourer la série en prenant le temps de décortiquer chaque arc. C'est le problème des intégrales : on se jette dessus avidement mais du coup on n'a plus le temps de laisser l'intrigue se décanter entre deux parutions.

    Philippe disait que l'intrigue centrale était un prétexte pour raconter d'autres histoires, et c'est sans doute celà qui m'a déçu. J'ai trouvé dommage de fabriquer un complot aussi énorme pour finalement ne pas réellement s'y intéresser. Je m'attendais à ce que ces histoires d'amnésie soient expliquées en détail, par exemple. Idem, certains personanges peinaient à se différencier dans ma tête.

    Mais encore une fois, je pinaille, ça a été un très beau voyage.

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  5. Le gavage suite aux accès de goinfrerie, je connais aussi. Que ce soit en BD ou en série TV, quand tout est accessible tout de suite, on ne prend pas le temps de savourer, on n'a pas la patience d'attendre, et on se précipite sur le numéro suivant. Au final, bien souvent, c'est l'indigestion. Je me suis forcé à espacer mes lectures de Walking Dead pour ne pas subir le même effet. De mon côté, lisant 100 Bullets à chaque parution de numéro, bien souvent je reprends les quelques numéros antérieurs pour me replonger dans l'intrigue, je lis une 1e fois pour découvrir l'histoire, puis je relis en diagnonale pour repérer les détails qui m'ont échappé la 1e fois, et parfois je fais un recoupement avec des story arcs antérieurs.

    A un moment je faisais ce type de lecture avec les sagas de medfan à épisodes, mais c'est trop gourmand en temps. D'où ma décision d'attendre que GRR Martin ait fini son oeuvre pour la reprendre.

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